No mort dead : la chronique hebdomadaire d’Emma Peel

mercredi 3 février 2016, par Emma Peel

C’est cool, personne n’est mort la semaine dernière !! Enfin je veux dire personne dans le monde du cinéma... Comment ? Qui ça ? Jacques Rivette ?? C’est qui ça ?...
 
Nan, je connais pas… Et si je ne connais pas, c’est comme s’il n’existait pas ! (Du moins pour moi !)
 
Oui bon, ça va, j’ai compris… Je crois qu’il a été décidé que la nécro serait ma spécialité… après tout pourquoi pas, il en faut bien une ! En France on aime bien les spécialistes. Alors spécialiste des morts, c’est pas plus bête qu’autre chose ! Il y a bien des médecins légistes.

C’est juste un peu plus compliqué pour les interviews… Ou peut-être beaucoup plus simple, remarquez. On peut leur faire dire ce qu’on veut du coup ! Intervieweuse de morts, c’est fort ! Peut-être un reste de quand j’étais ado et qu’on invoquait les esprits le doigt posé sur le verre. « Il a bougé !! Mais si ! C’est pas moi, je vous jure !! »

Emma Peel : Esprit de Jacques Rivette, es-tu là ??

Jacques Rivette : Oui.

E.P : (Ah, vous voyez !!) Alors ?? Racontez ! Comment ça se passe ? Vous avez retrouvé Truffaut, Chabrol, Rohmer, Resnais ?... tous les copains de la nouvelle vague et des cahiers du cinéma, quoi ??!!

J.R : Et oui, moi qui pensais pouvoir me reposer…

E.P : En même temps c’est quand même plus sympa comme ça, non ? On se sent moins seul…

J.R : Vous savez, on est toujours seul.

E.P : Ah non, vous n’allez pas faire votre Jean-Luc Godard ?!!

J.R : non, surtout qu’il l’est vraiment, lui, pour le coup ! Comment va-t-il d’ailleurs ?

E.P : il a pas bonne mine… vous savez, ça lui a fichu un coup votre départ, à votre grand défenseur de la 1re heure. Il commence à flipper, il ne sort plus trop en ce moment… Mais parlons plutôt de vous ! (Et puis c’est moi qui pose les questions, non mais… !) Alors de quoi vous parlez avec les autres ? Des films ratés ?... ou jamais réalisés ? Des vieilles querelles ? Des regrets ?...

J.R : Pourquoi parlerions-nous forcément du négatif ?! Nous l’avons suffisamment fait de notre vivant, laissez-nous profiter du positif ! N’est-ce pas ce qu’il vaut mieux retenir de tout ça ?...

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E.P : Euh… si, si, sûrement… en tout cas quand on est mort, peut-être. Mais on ne va pas se contenter de faire votre panégyrique, ce serait un peu lassant. Vous avez peut-être déjà oublié mais vous savez, nous les vivants, nous sommes toujours un peu attirés par le côté obscur, les ténèbres, le mal, le mauvais, le vilain, le crado, le vicieux, le pas beau… Enfin vous voyez ce que je veux dire ! Alors ?!! Avouez : Truffaut, il vous énervait non ?? Vous n’étiez pas un peu jaloux de son succès ? Soyez honnête !

J.R : Que j’ai pu avoir des désaccords avec lui ce n’est un secret pour personne. Nous n’avions pas la même façon de faire des films, tout simplement. Il était plus fasciné que moi par le cinéma américain (que je respecte tout à fait par ailleurs). Je me sentais plus proche de Rohmer sur ce point.

E.P : En parlant de Rohmer, vous êtes face à une fan justement ! Alors comment expliquezvous que je sois passée à côté de votre œuvre à vous ?? La longueur de vos films peut-être ?... Je sais qu’on vous l’a souvent reproché mais il faut admettre que leur format peut être un peu rebutant…

J.R : Ah, ça y est, nous y revoilà… je croyais au moins qu’une fois mort, j’en aurais fini avec ces reproches, et que je n’aurais plus à me justifier !

E.P : J’essaye juste de comprendre. Pourquoi faire si long ? Je ne dis pas que regarder Emmanuelle Béart à poil pendant 3h ne puisse pas être sympa, mais bon…

J.R : Alors c’est que vous n’avez rien compris. Et je m’en excuse, car j’en suis sans doute en partie responsable. Mais je n’ai jamais voulu couper mes films juste pour faire plaisir au public ou aux producteurs et pour rentrer dans le « bon format ». Couper pour couper n’aurait eu aucun sens pour moi.

E.P : Mais on a un peu l’impression que ça pourrait ne jamais s’arrêter en fait… « Senza fine » comme la chanson finale de « Va savoir » ?…

J.R : Ah non par contre j’aime qu’il y ait un début un milieu et une fin dans un film, même si ça ne paraît pas évident et si mes films donnent à certains le sentiment d’être inachevés, comme c’est le cas pour vous apparemment…

E.P : Non, je dois être juste avec vous, j’avais beaucoup aimé « La bande des quatre » que j’avais vu à sa sortie. Et aussi « Va savoir » même si très honnêtement il ne m’en reste pas grand-chose, à part le souvenir des acteurs. Je crois que c’est ce que je préfère en fait chez vous, les acteurs : Bulle Ogier, Jeanne Balibar, Laurence Côte, Benoit Régent, Nathalie Richard, Marianne Denicourt… ils sont tous formidables. Beaucoup de femmes d’ailleurs. Vous les aimez particulièrement ? Dans la plupart de vos films ce sont elles les protagonistes.

J.R : oui bien sûr que je les aime ! Mais comme beaucoup d’hommes…

E.P : Peut-être, mais peu leur laissent autant de place.

J.R : Ce sont elles qui m’inspirent. J’ai tourné « Jeanne la pucelle » parce que je voulais faire un film avec Sandrine Bonnaire, plus que par intérêt historique. Et puis les mystères de l’amour me fascinent, et forcément pour moi c’est lié au mystère que la femme peut avoir du point de vue de l’homme. Et je trouve que les femmes sont assez libres en fait. Elles se lâchent plutôt facilement face à la caméra et n’ont pas peur de l’improvisation.

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E.P : Oui j’ai lu que vous n’écriviez pas vos scénarios à l’avance mais au fur et à mesure du tournage ! Ça doit être compliqué pour les comédiens, et pour vos équipes !! Pas trop dur de vous suivre ?...

J.R : ce n’est pas à moi qu’il faut poser la question mais à eux ! Mais je n’ai jamais eu de problèmes avec mes équipes ou mes acteurs. Je m’entourais de gens que j’aimais, en qui j’avais confiance. La plupart m’ont suivi sur pratiquement tous mes films. Je suppose que la liberté que je leur laissais devait leur convenir…

E.P : Jacques Rivette, vous avez désormais l’éternité mais moi pas… Alors pour finir, et pour vous donner raison, je ne veux retenir que le positif : vous allez nous manquer dans le paysage cinématographique… vous incarniez en effet un style de cinéma typiquement français, assez encré dans son époque et un peu en voie de disparition : la Nouvelle Vague. Et même au sein de votre « famille » vous étiez singulier, jusqu’au bout. Une vraie liberté, comme il n’y en a plus assez.

J.R : Merci ! Vous, vous savez parler aux morts…

E.P : Ah ?... ok, super. (Je ne sais pas trop comment je dois le prendre ?!!) Alors n’hésitez pas à m’envoyer vos copains ! Dites-leur que je reste à leur disposition, le doigt posé sur le verre, je les attends…

Propos imaginaires, inspirés de différents témoignages et interviews