Bertrand Burgalat : le parcours d’un artiste qui voulait « juste bien faire »

vendredi 7 mai 2021, par Franco Onweb

Artiste respecté et majeur de notre époque, fondateur et animateur d’un des labels les plus intéressants depuis plus de 20 ans, journaliste et chroniqueur pour divers magazines et aussi fondateur d’une association contre le diabète, Bertrand Burgalat est un personnage majeur de la culture actuelle. Au moment où va sortir son nouvel album, j’ai longuement discuté avec lui.

L’interview qui suit pourrait être qualifiée « d’entretien-fleuve » mais je n’ai pas voulu la couper ou la publier en deux parties tant le discours de Bertrand Burgalat me paraît important dans cette période un peu… compliquée ! Merci à lui d’avoir pris le temps de répondre, longuement, à mes questions, voici le parcours d’un musicien qui voulait « juste bien faire » 

Quelles sont tes fondations musicales ?

J’ai commencé le piano classique à 6 ans, et ça me barbait. Ma mère, qui était une ancienne chanteuse lyrique avec trois premiers prix, avait tout arrêté quand elle s’était mariée. Ce n’était pas une famille qui écoutait beaucoup de musique, mes parents avaient trois disques. Donc de six à dix ans, la musique et le conservatoire c’était quelque chose comme l’école ou le catéchisme, une sorte de pensum, et puis il y a eu deux Noëls où ma marraine m’a offert un disque. C’était des Music For Pleasure, la série économique à 19,90 francs de chez EMI. La première année j’ai reçu un recueil de musiques de westerns, et la chanson de « Gunfight at the O.K. Corral », de Dimitri Tiomkin, m’avait bien marqué. Le Noël suivant, c’était une compilation « Pop Music ». Ça commençait par « Chirpy Chirpy Cheep », il y avait « River Deep, Mountain High ». Ce n’était pas des versions originales, ils reproduisaient les tubes du moment. Puis je suis allé avec ma mère acheter quatre 45 tous : Jacques Baudoin, Gérard Palaprat, Martin Circus, et « Le temps des tams tams », de Triangle, que j’ai beaucoup écouté. On est en 1972, j’ai neuf ans.

Crédit : Clément Airiau

C’est quand le déclic ?

L’année d’après. Pink Floyd a sorti « Dark Side of The Moon ». Sur le 45t « Money » c’est la face B que je préférais, « Any Colour You Like ». A ce moment-là j’habitais Colmar et le prof de musique au collège nous a fait écouter « Echoes », sur « Meddle ». Ca a été un choc. Peu de temps après le groupe est venu jouer à Colmar, en juin 1974 et j’ai assisté au concert. Ça a été une révélation pour moi de voir ça. Juste après j’ai vu Van Der Graaf Generator. Puis on a déménagé à Bobigny et là j’ai découvert Kraftwerk. C’est le disquaire du centre commercial Bobigny 2, à qui j’avais demandé s’il avait du Soft Machine parce que j’avais lu le nom dans une bio de Pink Floyd, qui m’avait conseillé « Autobahn ». J’ai pris une énorme claque ! Je les ai vus en février 76 à l’Olympia puis au Pavillon de Paris six mois après. Ça a été des moments qui m’ont marqué. A 12 ans j’ai vu pleins de choses : Magma deux fois, Procol Harum, Klaus Schulze, les Stones aux abattoirs…

Tu as été marqué par le punk en 1977 ?

Pas vraiment, après Bobigny on est partis à Ajaccio et là je continuais à écouter Gong, Coltrane, Henr Cow… Il y avait des musiciens vraiment intéressants à Ajaccio à l’époque. Des gens un peu plus âgés que moi avec qui je jouais, on faisait des reprises de Gong, de Jeff Beck, de Santana. Ils ont tout de suite pris le virage punk alors que cette musique me paraissait superficielle et poseuse. Je ne comprenais pas du tout, donc j’étais un peu à l’écart en continuant à écouter des groupes comme Can ou le Utopia de Rundgren. En fait, je ne comprenais pas une partie du rock. Il y avait pleins de groupes que j’ai adoré après, comme Doctor Feelgood, mais à l’époque cela me paraissait un peu bidon, et j’avais tort. Je croyais à tout le côté mystique de la musique et pour moi ces mecs avaient un côté poseur.

Et ensuite ?

En 1978 je me suis retrouvé un an à Londres. Je louais une chambre dans une famille et j’allais au lycée Français. En 1978, le punk était déjà terminé là-bas. C’était presque du folklore pour les touristes, les gens qui se promenaient sur King’s Road avec des épingles à nourrice donnaient l’impression d’être payés par l’office du tourisme. Ce qui cartonnait c’étai Ian Dury, les Hong Kong Gardens de Siouxsie, Grease, les Boomtown Rats… Le punk était un ouragan qui était passé depuis un an, comme le rock en 61 avant que les groupes anglais ne reprennent le flambeau. J’ai vu le chant du cygne du prog-rock, ke me souviens d’un concert de Yes à Wembley, gigantesque, où la scène en forme de pièce montée tournait, c‘était très Spinal Tap. J’ai vu aussi Zappa, Camel, Elvin Jones deux fois, Average White Band, Oscar Peterson, Santana, Steve Hillage (avec Téléphone en première partie), des groupes de reggae comme Inner Circle. Le punk me semblait très circonscrit à certains endroits comme le Marquee ou le 100 Club.

Très loin de ce qu’on imagine de toi !

Oui, mais j’ai lu dans Best une interview d’Edith Nylon qui parlaient de Magazine. C’est là que j’ai eu le déclic, quand j’ai écouté le second album du groupe « The Correct Use of Soap ». C’était très fort : une musique vraiment sophistiquée et énergique. Ce groupe a été un déclic pour moi, comme les Associates en 1982, Siouxsie ou les Stranglers. Ce sont ces groupes qui m’ont ramené vers le rock et vers une scène française comme Suicide Roméo.

Toute la scène de l’époque ?

Oui. Patrice Brochery, un super bassiste avec qui je jouais en Corse, était monté à Paris et jouait avec les Avions. Laura Boisseau, qui était dans cette bande, était partie à Londres et elle jouait avec Chaz Jankel, le clavier des Blockheads. Patrick Larrieu, avec qui je jouais, a ensuite joué avec Nico.

C’était du beau monde en Corse !

Ils étaient beaucoup plus mûrs que moi, y compris sur les drogues. Il y a d’ailleurs un documentaire formidable, « Sale tête de gamin », qui va bientôt sortir sur Eric Bonavita, un des protagonistes. Certains sont restés en Corse, comme Dominique Lameta, un superbe guitariste. Dans les années 80, comme la production me semblait moins intéressante, j’ai découvert toutes les choses auprès desquelles j’étais passé comme les Who, les Kinks, les Beach Boys et des français comme Gainsbourg, Polnareff ou Vassiliu… C’est dans les années 80 que j’ai commencé à aimer le rock, voir tout ce qu’il pouvait y avoir de grand et me rendre compte que Little Bob Story pouvait être aussi beau et bien que des trucs plus … conceptuels !

Tu jouais de quoi à l’époque ?

Des claviers. Je me suis à la basse et à d’autres instruments plus tard quand j’ai commencé à produire des disques. Je n’aimais pas le son de basse de l’époque : slappé, fretless ou sur 7 cordes ! Quand j’essayais de demander aux bassistes de jouer autrement ils étaient réticents et donc je me suis mis à jouer de la basse, un peu par défaut !

Droits réservés

Tu as toujours été en décalé par rapport à ton époque, y compris aujourd’hui avec un son très moderne mais aussi vintage !

Oui si tu es vraiment content de tout ce qui se passe et qui sort, tu n’as pas besoin de t’emmerder à faire des disques, écoute ceux qui sortent (rires) ! Si tu n’as pas dans ton for intérieur une envie de faire la musique qui te plaît, eh bien arrête ! C’est formidable de faire de la musique et donc il ne faut pas s’emmerder. Il faut se dire « qu’est-ce que j’ai envie d’écouter ». Chaque période a ses systématismes, ses tartes à la crème… Je n’ai jamais cherché à retourner vers le passé mais plutôt à faire un pas de côté avec la mode du moment. Dans le rock, les gens qui ont fait avancer les choses avaient un certain respect du passé. Je pense aux Beatles avec le rock, les Stones avec le Blues, les Specials avec le ska… Les gens qui affirment qu’ils se moquent du passé sont ceux qui, généralement, le recopient et souvent d’une manière peu intéressante. C’est toujours mieux, comme Bowie, d’avouer ses influences, cela permet de ne pas rester bloqué dessus justement.

A chaque fois que j’écoute ta musique, j’y retrouve une esthétique "mods".

Oui. J’ai écouté les Who à 10-11 ans. Je me souviens qu’en 1984 j’ai accompagné des amis à Brighton pour faire un reportage vidéo sur les Mods. Je leur servais de chauffeur. On espérait que cela allait être comme dans Quadrophenia, un peu de bagarre, ce genre de choses mais ils étaient adorables, mes copains essayaient de les chauffer pour avoir des images mais il n’y avait rien à faire. C’était dans un cynodrome sur les hauteurs de la ville, il y avait des Mods et des Scooter Boys de toute l’Europe et quand ça a commencé en début d’après-midi, le Dj a envoyé la version d’origine de « Je t’aime, moi plus », celle de Bardot avec l’orchestre de Colombier, dans cette grande salle vide. J’ai pris une claque ! je ne connaissais pas cette version et en plus c’était la première fois que j’entendais de la musique française en Angleterre, en dehors de Sacha Distel et de Jean-Michel Jarre. En France la musique noire était réservée à une certaine catégorie. J’avais vu un film sur le label Fania à Strasbourg Saint Denis il y avait surtout des antillais. Les gens qui connaissaient et aimaient la Soul, c’étaient vraiment une minorité et c’était souvent des mods car en dehors de ce milieu, la majeure partie de ce qu’on connaissait de la Soul venait de « Sex Machine », l’émission de Dionnet et Manœuvre, qui ont été de super passeurs, des Blues Brothers, et avant de Chorus, l’émission d’Antoine de Caunes. Johnny Guitar Watson y était passé et j’avais tout de suite acheté son album. Si dès qu’on parle d’une chanteuse de Soul on pense ici à Aretha Franklin et pas à Marlena Shaw les Blues Brothers y sont peut être pour quelque chose. Idem pour Al Green, qui n’est pas hyper connu en France, il n’était pas dans le film. On a découvert cette musique par le funk ! A l’époque on était prisonnier de ce qui passait à la télé ou la radio. On pouvait lire la presse mais ce n’est pas écouté !

Tu penses que toute cette musique en France a été réservée à une minorité ?

Bien sûr, par exemple le « Rocksteady » ou la "Northern soul" il fallait tirer la pelote pour découvrir ces choses-là. Par exemple à la grande époque du reggae, j’aimais la chanson « Exodus » de Bob Marley mais j’avais du mal avec le reste, surtout le reggae-variété qui était vraiment pas terrible et bien quand je suis tombé sur John Holt ou du « Skinhead Reggae de 68-69 » comme le « Double Barrel » de Dave & Ansel Collins j’ai trouvé ça magnifique ! Un des grands plaisirs de la musique que de découvrir des choses dans des styles que l’on pense ne pas aimer.

Et la pop culture tu es à l’aise avec ça, avec la culture populaire qui a du sens !

Pour moi une personne qui est née après 1945, et qui ne s’est pas intéressée à tout ça, est passée à côté de quelque chose. Je n’ai rien contre les programmes scolaires que les enfants doivent ingurgiter mais il y a tellement de choses qui n’y sont pas, qui sont passionnantes et dont nous avons une vision erronée. Il y a peu de temps par exemple j’ai vu « Country Music », une formidable série documentaire de Ken Burns. C’était bien loin de l’image que j’en avais. Il y a des sous-ensembles dans la musique populaire qui sont fabuleux. Ces cultures populaires sont merveilleuses ! C’est en plus une revanche sociale : la classe dominante en Angleterre n’a rien fait de vraiment intéressant après-guerre, alors que des enfants de la classe ouvrière ont accompli des choses passionnantes, écrit des textes, de la poésie ou des musiques fantastiques… Beaucoup de ces géants, comme Ray Davies, vivent encore auprès de nous. Cela me révoltait quand il y a encore 10 ans des pionniers comme Chuck Berry ou Little Richard venaient en France : il n’y avait pas une chaîne de télé pour aller les voir. C’est incroyable, ces gens ont presque créé la civilisation moderne.

On revient à ton parcours. Tu as travaillé d’abord avec un groupe Slovène : Laibach ! Tu arrives comment chez eux ?

Par le train (rires), j’ai pris le train à la gare de Lyon et je suis arrivé le lendemain à Ljublana en Slovénie. C’était encore la Yougoslavie, un pays communiste mais qui n’était pas dans l’orbite soviétique. Tito c’était un peu la version communiste de l’Espagne Franquiste. Les Yougoslaves pouvaient quitter le territoire et à partir de là il n’y avait pas le même rapport avec l’étranger. Quand, en 1983 ou 84, les premiers titres de Laibach sont sortis à l’ouest, cela a semblé très étrange : non seulement qu’il y ait une musique industrielle dans ce pays, mais qu’elle existe en jouant, d’une manière vicieuse, avec l’esthétisme du régime, c’était très mystérieux. Pour moi au début c’était de la curiosité et j’ai rencontré des gens adorables, loin de l’image qu’ils pouvaient dégager. Il y avait une effervescence culturelle et politique incroyable. Au milieu des années 80, il y avait un moment de liberté incroyable. Il y avait un régime qui était dur, et qui se durcissait même à Belgrade, mais les gens s’affranchissaient de ça, de ce régime et ils arrivaient à le contester d’une manière assez brillante. C’était un moment exaltant, même si on sentait que c’était un monde qui n’allait pas vers la paix. Il y avait pleins de choses à faire. Ils voulaient faire un album entier de reprises de « Sympathy for the devil », un autre avec tout « Let It Be », c’était des chantiers exaltants et j’ai été ravi d’y participer. Cela m’a beaucoup appris.

Tu as travaillé ensuite sur la bande originale des « Nuits fauves » de Cyril Collard ?

J’ai travaillé d’abord avec Jad Wio sur « Fleur de Métal », puis sur un album avec Samy Birnbach de Minimal Compact et ensuite sur les chansons de Cyril Collard pour « Les Nuits Fauves ».

Tu as commencé aussi à travailler avec Mick Harvey (membre des Bad Seeds le groupe de Nick Cave, NdlR) ?

J’ai fait pas mal de choses avec Paul Kendall, qui était l’ingénieur du son de chez Mute (Label de disques anglais Ndlr) , il m’a beaucoup aidé. Puis j’ai enregistré un live de Crime and City Solution, j’ai travaillé avec Mick, avec Anita Lane (chanteuse et compagne de Nick Cave à l’époque, NdlR) , avec Renegade Soundwave, j’ai fait des remixes pour Dépêche Mode. Je connaissais bien Nick Cave à l’époque. J’avais commencé à travailler sur un disque de reprises de Polnareff. Quand ce disque est sorti, cela n’avait plus rien à voir avec le projet initial. Des morceaux avaient été rajoutés, d’autres enlevés. Sony avait peur de la manageuse de Polnareff, qui était cinglée. Mon but, à la base, était de faire reprendre Polnareff par des étrangers.

Pourquoi tu avais fait ce projet ?

Comme à l’époque j’avais du mal à sortir des disques, je disais oui à tous les projets intéressants que l’on me proposait.

Tu as beaucoup changé le son de Jad Wio sur leur album « Fleur de métal » ?

Je l’ai changé par la force des choses ! C’était un moment de transition et difficile pour le groupe. Je n’avais pas l’expérience, notamment humaine, pour gérer des situations comme celle-là. J’étais un peu dos au mur avec les moyens du bord. J’étais dans un studio dans les Landes avec une boîte à rythmes, une basse, un synthé et qu’est-ce qu’on fait ? Je me suis retrouvé à faire les choses avec ce que j’avais. C’était assez ingrat parce que dans l’entourage du groupe il y avait beaucoup de gens qui étaient contre mon travail.

Mais l’album a bien marché
Il n’a pas été très bien accueilli mais il s’est plutôt bien vendu. Aujourd’hui c’est un disque très respecté. Il y aussi des personnes comme Daho qui en ont toujours très bien parlé ! C’était la première fois qu’on faisait le pont avec l’héritage d’une certaine pop française comme Vannier ou Colombier, avec des machines. Je suis très heureux de ce disque, même si aujourd’hui j’y vois des maladresses. Ça a été frustrant quant à la fin il y a eu ce jugement de la maison de disques ou du management du groupe, qui étaient assez peu enthousiastes. A l’époque, il y avait un climat dans le rock qui nivelait tout vers le bas. Le groupe avait commencé avec deux labels : « L’invitation au suicide » et « Garage » qui était un studio à l’époque. Quand ils sont arrivés chez Sony, les interlocuteurs, des indus de majors, étaient moins intéressants, ils voulaient capitaliser sur la mode de l’alternatif dans tout ce qu’il avait de pas intéressant. J’aurais préféré le patron de musique à l’ancienne, là c’était des punks à chien sans vision et qui étaient super bien payés. Zappa l’avait dit : la musique a commencé à aller mal quand les vieux barbons ont commencé à écouter les jeunes hippies. J’ai trouvé très dommage qu’un groupe comme eux, qui avait une classe incroyable et un potentiel énorme, n’ait pas été porté par le milieu.

C’est pour ça que tu as créé Tricatel : pour avoir un espace à toi pour sortir tes disques ?

Ça devenait nécessaire ! On me donnait des projets compliqués, comme « Les Nuits Fauves » où je n’avais aucune gratitude quand ça marchait. Mais quand j’arrivais avec des projets intéressants, il n’y avait plus personne en face de moi. Comme à chaque fois il fallait que j’aille plus loin pour que les projets se fassent, j’ai monté mon label.

Mais ton label à la fin des années 90 et début des années 2000, était incroyable mais avec peu de reconnaissance dans les médias.

C’est vrai. Tu prends Eggstone, qui était un trio magnifique avec musicalement tout ce qu’il y avait de plus beau dans le rock, un raffinement dans les chansons, une énergie incroyable et bien on a eu quelques articles, zéro radios et quatre concerts, une indifférence totale ! Autre exemple : Count Indigo, qui était pour moi la réponse à ce qu’était en train de devenir le RnB. On avait essayé de faire une Soul futuriste qui sortait des clichés habituels, avec au micro une sorte de Brian Ferry noir, et bien à part Nova personne n’a joué le disque, là encore une indifférence totale ! On n’a pas eu d’article dans la presse ! Ça a été très blessant parce que c’était des disques très importants.

Il y a eu Etienne Charry (ex chanteur du groupe Oui Oui Ndlr) aussi ?

Oui, Etienne a fait deux albums formidables, il y a eu un peu plus de retombées que pour Eggstone et Count Indigo mais c’était quand même révoltant, on se demandait ce qu’il fallait faire, c’était très décourageant !

Mais quand tu as sorti tes propres disques, on était en plein dans l’électro et toi tu arrivais avec de la musique, presque électronique, instrumentale mais jouée avec des instruments. C’est seulement aujourd’hui que tu es reconnu  !

C’est vrai, mais on arrivait pas à avoir de prise sur certaines intermédiaires entre nous et le public. On était prisonniers de leur retard. Ils découvraient la musique électronique alors que moi j’avais vu Kraftwerk en 1976. Je voyais des mecs en bermuda qui passaient des disques : ça ne pouvait pas me renverser. Ils découvraient Gainsbourg et le « Easy Listening » et me bassinaient avec ça alors que moi j’avais digéré ça depuis longtemps. Une fois, en parlant des concerts avec Houellebecq, j’avais parlé de « Soul Psychédélique » à un journaliste du Monde, qui est très sympathique. Ensuite dans le quotidien j’avais lu que j’avais dit que je voulais faire de la soupe psychédélique (rires), je me suis dit qu’il y avait encore du boulot. J’avais appris ça avec Laibach, c’était leur force, le malentendu. Les gens voyaient en eux des uniformes, un côté fascisant alors qu’ils utilisaient ça comme un miroir. J’ai compris très vite que les malentendus, comme « l’Easy listening » que l’on me ressortait toujours, c’était le problème des gens, qui découvraient Burt Bacharach, et pas le mien. J’adorais cette musique mais je ne voulais pas en faire. Tout ce retard et cette inertie de certaines personnes, c’était minant. Avec le recul on s’est pris ce que beaucoup de gens ont subi en France. Heureusement il y a eu des gens qui ont réussi à faire des choses en France et à passer au-dessus de cette inertie. Attention cela a toujours existé et je pense qu’il y a un milieu rock pas toujours très motivant ! Ce sont des gens assez peureux qui soutiennent des artistes que la presse anglo-saxonne a déjà validés et qui ont tendance à se tromper sur les Français.

Tu as sorti des albums importants à cette époque : Michel Houellebecq, ton premier album solo, ton live avec A.S Dragon et le premier album de A.S Dragon ! Quatre disques qui ont marqué les gens et le public.

Je pensais qu’ils étaient importants mais à l’époque quand on les a sortis personne ne nous a dit qu’ils étaient importants. On les a sortis au forceps !

Même Houellebecq ?

Quand le disque est sorti la revue de presse était faible, inexacte, narquoise : « Houellebecq chanteur etc » . C’était faux ! Il ne chantait pas, je voulais juste faire un mélange entre la poésie et la musique. Le côté « la star qui chante » ce n’était pas du tout le but, surtout qu’il n’était pas célèbre quand on a commencé le projet ! Le disque a été mal perçu avec peu de concerts, ce n’était pas facile du tout. Ni Houellebecq, ni les Dragons ne sont passés sur Canal Plus ou à Taratata, qui auraient pu faire décoller le truc. Ils ne sont pas passés à la radio…. Bon avec le temps ce sont des disques qui ont creusé leur sillon et c’est là notre petite revanche. Il faut dire qu’A.S Dragon sur scène c’était extraordinaire ! Il y avait une vraie puissance. Il leur est arrivé ce qui est arrivé à beaucoup de groupes : un premier album qui a un succès d’estime et on pense que sur le deuxième ça va exploser et puis non ! Quand tu es musicien solo, tu n’as pas le choix de continuer. Je viens de voir un doc sur Bowie : il a galéré pendant onze ans ! Les groupes changeaient, les projets s’arrêtaient mais lui il continuait. Les groupes, ce n’est pas pareil, ils peuvent se posenr de mauvaises questions alors que c’est souvent l’inertie de cet écosystème qui empêche la réussite. Il faut insister et puis ça passe parfois au bout d’un moment. Souvent les groupes n’ont pas la patience et splittent après le deuxième album, qui est un moment dangereux pour un groupe.

Tu sors ton septième album solo le 11 juin ?

Il y en a beaucoup plus si on compte les BO, les lives et surtout les collaborations sur les disques des autres comme April March !

Elle a été une artiste importante pour toi ?

Oui, parce qu’elle m’a permis de me « désinhiber ». Je n’osais pas sortir des albums sous mon nom et j’ai pu mettre des morceaux sur ses disques. Il y a beaucoup de morceaux que j’avais commencés au début des années 90 qui n’avaient pas de textes, comme « Aux Cyclades électronique » sur mon premier album solo, et d’autres que j’ai placé sur les disques de April March comme « Garçon glaçon » et encore d’autres sur le disque de Houellebecq. J’ai un peu débordé sur mon travail d’origine qui était des maquettes que je faisais écouter alors que les gens ne s’intéressaient pas à ma musique. Je ne savais pas du tout comment m’en sortir et April March, que m’avait présenté Jean-Emmanuel Deluxe, passait par Paris vers 1994-1995. C’était une ouverture pour moi. Elle était beaucoup plus passéiste que moi : elle était fascinée par les chanteuses françaises des années 60, Christine Pilzer, Stella… Je ne les connaissais pas du tout. Elinor venait juste de faire ses reprises de Gainsbourg avec son ami Andy Paley, qui est un musicien fantastique. Je ne voulais pas faire un disque de néo-yéyé. J’ai tâtonné et je considère son deuxième album, « Triggers » comme un des meilleurs disques que j’ai faits. On a ensuite continué en faisant quelques morceaux ensemble, notamment pour un film de Bertrand Tavernier. Mais pourquoi refaire un album ensemble ? J’ai l’impression d’avoir tout donné avec Triggers !

Mais tu n’as pas l’impression d’avoir un été gros défricheur et d’avoir prêché dans le désert ?

Ça a été difficile au début et ça m’a fait du mal parce que j’avais l’impression de faire le cahier de brouillon et après des gens, comme Air, mettaient tout au propre et ça cartonnait. Ils avaient assez de malice et de moyens pour toucher un public plus large. Dans les années 90, je me sentais isolé alors que dans les années 2000 j’avais l’impression que l’époque m’avait rattrapé. Je commençais à sonner, musicalement, un peu comme ces gens-là, et je n’avais pas le brevet. J’avais juste une manière d’imaginer la musique, même si certaines techniques de production que j’avais développées, comme l’usage des noise-gates n’ont pas été copiées alors que c’était pas mal (rires).

Mais aujourd’hui il y a une génération d’artistes comme Popincourt, Olivier Rocabois ou le Superhomard qui te considèrent comme une influence importante. 

Ça me fait plaisir parce que j’aime beaucoup ce qu’ils font : c’est d’une grande élégance. Ça me fait vraiment très plaisir.

Justement tu n’étais pas trop élégant pour la France du rap ?

Il y a un danger quand tu fais des choses qui cartonnent c’est de penser que tu as tout le temps raison parce que ça cartonne. Mais quand ça ne marche pas il y a le danger inverse, de penser que ça ne marche pas parce que tu es trop bon, trop raffiné pour l’époque etc (rires). On ne peut pas avancer comme ça. J’ai besoin de découvrir des choses épatantes qui sont faites aujourd’hui. Des morceaux où je me dis que je ne peux plus faire de la musique parce que le mec est trop fort. Quand tu découvres quelqu’un de plus jeune que toi qui fait de la super musique c’est à la fois intimidant mais aussi formidable. J’ai besoin d’avoir de l’admiration. Au début des années 90, il y a des artistes qui m’ont donné envie de faire des choses, des contemporains comme Louis Philippe, Saint Etienne, Stereolab… C’est important ces choses-là. Mais je ne regrette rien, il y a dû y avoir pas mal de rendez-vous manqués mais tout ce que je peux faire ce sont des disques les mieux possibles et les plus sincères. J’essaye d’enlever tout ce qui est faux et bidon. Ensuite dès qu’ils sont sortis ça ne dépend plus de moi, je m’efforce de répondre à toutes les personnes qui s’intéressent à mon travail mais je ne ferai plus de concerts !

En concert en 2019
Crédit : Philippe Remond

Plus de concerts  ?

Non, j’ai eu la chance d’avoir un très mauvais tourneur qui, en plus d’être mauvais, nous parlait assez mal. On jouait une fois tous les six mois. Il y a deux ans, il nous avait envoyés à Besançon, c’était le seul concert qu’il nous avait trouvé de l’année. C’était censé être un festival. J’arrive dans la salle et l’organisateur, très gentiment, me dit « c’est super sympa d’être venu parce que ici, en mai, personne ne veut venir, il n’y a pas de public » (rires). On a joué devant 20 personnes et là forcément tu mets le paquet parce que c’est un peu l’énergie du désespoir. Avant de monter sur scène, j’envoie un message au tourneur en lui disant que ce n’était pas un festival et qu’il y avait pas grand monde. Il me répond « tu veux que je loue des figurants ? ». Ça a été terminé, plus de concerts… Ça m’a vraiment rendu service car maintenant j’ai plus de temps pour autre chose. A partir du moment où j’ai fait une croix sur les concerts ça ne veut pas dire que je n’en referais plus jamais. Ce n’est pas grave qu’on ne gagne jamais plus de 100 euros chacun par date s’il y a un climat et des interlocuteurs favorables. Pour les organisateurs je ne suis ni une valeur sûre qui remplit les salles, ni le petit jeune qui monte sur lequel le microcosme s’excite, donc c’est compliqué, je ne pense d’ailleurs pas être le seul dans ce cas. 

Tu as vu une évolution de ta musique ces dernières années ? On a l’impression que tu as un pied dans le passé, un pied dans l’actualité et une forme de modernité dans les paroles  ?

Oui, j’ai évolué dans les textes, d’album en album. J’essaye de faire en sorte que les textes parlent, de façon subtile, du monde dans lequel on vit, sans donner des leçons. Il ne faut pas trop rester dans la conjoncture non plus pour que la chanson vieillisse bien mais essayer de s’ancrer dans le réel. Il me semble que j’y arrive mieux. Je mets aussi beaucoup moins d’espoir dans mes disques, ce qui est important pour moi c’est de les faire, et je n’attends rien après.

Tu as peur de l’échec  ?

Non, franchement je m’en fiche, ça me ferait même marrer qu’ils se plantent plus, parce que mes disques ne se « ramassent » jamais totalement… Je sens, maintenant, qu’il y a beaucoup d’attention, beaucoup de gentillesse et de compréhension et c’est super ! Mais je ne construis pas une carrière. Je fais des choses de manière un peu acharnée : des disques studio, des BO, je m’occupe du label, je réfléchis à travers lui à ce qu’on peut faire en tant que producteur. Je m’occupe aussi beaucoup du Snep et de Diabète et Méchant, l’association de diabétiques que j’ai cofondée, je fais des chroniques pour Rock&Folk, des entretiens pour Technikart… Je fais beaucoup de choses mais j’essaye de bien les faire. Tout ça s’est empilé parce qu’à un moment j’ai pensé qu’on ne voulait pas de moi pour faire de la musique, et donc je passe moins de temps à en faire. Je ne suis pas comme un artiste à penser en termes de carrière. J’essaye de faire des choses pour les autres et ça m’a rendu service. Le fait de sortir des disques et que les gens les écoutent est une grande chance pour moi. J’aimerais juste que les choses se passent de mieux en mieux pour les personnes qui s’investissent autour de ces projets, pour les artistes du label comme Chassol et Catastrophe, pour les musiciens, pour l’équipe du label et tous ceux qui croient en nous et nous soutiennent. Je suis un peu triste quand je vois des musiciens comme les Dragons qui devraient jouer 200 fois par an. J’aurais aimé qu’on me les pique pour jouer avec d’autres. Il y a un vivier de musiciens incroyables autour de Tricatel, rien que les batteurs avec Hervé des Dragons ou Bastien de Catastrophe… Un guitariste comme Stéphane Salvi c’est très rare et pour moi c’est un grand plaisir et un honneur de faire de la musique avec lui.

Tu n’as pas l’impression d’être un chef de bande ?

Oui, sûrement il y a de ça ! Le truc c’est que je suis un chef pas très autoritaire (rires). Le label est construit autour des artistes. A aucun moment je n’ai monté un projet à l’envers, c’est basé sur l’admiration que j’ai envers des artistes. Je me demande souvent ce qu’on peut leur apporter pour qu’ils aillent le plus loin possible. Je ne fais pas mes disques à travers eux. En faisant mes propres disques ça me permet de ne pas les faire par procuration. Parfois je me dis que je ne ferais pas comme ça mais je ne leur dit pas parce que ce n’est pas mon disque ! Je ne donne pas non plus de conseils commerciaux parce que je n’ai aucun don dans ce domaine. Je ne vais pas leur dire de virer un refrain pour passer en radio parce que moi-même je ne sais pas comment passer en radio.

Tu gères comment ton temps entre le Snep, ta musique, le label, ton travail de journaliste et ton association pour lutter contre le diabète  ?

Je ne fais pas grand-chose d’autre (rires) ! J’ai 7 ou 8 mi-temps mais ce sont des choses nécessaires. Ce sont des choses qui commencent à se concrétiser maintenant, donc il ne faut pas lâcher. En tout cas, je ne dis jamais que je n’ai pas le temps : j’essaye de faire les choses ! Il y a quand même 24 heures par jour. Avec six ou sept heures de sommeil, ça laisse du temps et je prends des douches, pas des bains, comme ça, ça va plus vite (rires).

On parle de la situation actuelle pour les musiciens ?

Quand il y a eu les fermetures des disquaires j’ai dit que personne ne tombait malade en achetant des disques, mais c’est valable pour tous les autres domaines. On demande juste du bon sens et un peu moins de folie administrative. C’est très bizarre d’interdire les concerts et de nous entasser dans des « Oui Go ». J’ai pris deux fois le train le mois dernier et c’était archi-plein. Je ne sais pas ce que je peux te dire de spécial là-dessus... Nos amis du spectacle ont peu de visibilité et c’est dur pour eux. Il y a beaucoup d’énergie gâchée qui aurait pu servir à tous, et c’est dommage.

On parle de ton dernier album ?

Je n’ai pas vraiment de phrases pour le présenter, c’est mon nouveau disque…

Quelqu’un m’a dit : « c’est de la disco moderne »

On peut le dire comme ça mais c’est rare que je fasse des morceaux disco, c’est un genre très dur à jouer ! En tout cas c’est un disque qui ne laisse rien au hasard, si je fais un morceau c’est qu’il est pensé. Il n’y a rien de bâclé ! Ma femme m’a mis sur un T-Shirt « je voulais bien faire » : quand je fais des conneries à la maison je dis toujours ça. Je trouve que ça colle bien à mon disque (rires).

Le mot de la fin ?

Je voulais bien faire.

Quel disque tu donneras à un enfant pour l’emmener vers la musique ?

J’ai passé « Pets sounds » des Beach boys à ma fille !

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