Je suis Jérôme Martin, éditeur de livres.
Peux-tu définir cette profession ?
Un éditeur c’est quelqu’un qui va trouver des textes qui lui plaisent ou qui correspondent à ce qu’il veut faire. Pour lui, ils ont une portée culturelle, intellectuelle ou en tout cas nécessaire auprès de ses concitoyens. Un éditeur va les mettre en forme, les imprimer, et essayer de les vendre.
Quelle est ta maison d’édition ?
« L’Écarlate », c’est une maison d’édition qui est née en 1993, en collaboration avec la librairie de ma mère, qui est tenue maintenant par ma sœur, « les Temps Modernes » à Orléans. J’ai commencé par me diffuser et me distribuer tout seul jusqu’au début 2000. À l’époque cela fonctionnait très bien l’autodiffusion à partir d’une librairie ! Je n’en vivais pas, remarque je n’en vis toujours pas et je n’en vivrais probablement jamais : ce n’est pas le sujet ! Ce qui m’intéresse, c’est d’abord de publier des textes que j’aime.
(Jerome Martin - Droit réservé)
Que s’est-il passé en 2000 ?
J’ai quitté la librairie familiale pour rejoindre les éditions « l’Harmattan », y travailler en tant que responsable d’édition. C’était plus simple et naturel que « l’Écarlate » soit rattaché à celle-ci, notamment en ce qui concerne la distribution. J’ai quitté « l’Harmattan » en 2016, revenant avec l’Ecarlate à mon ancien statut d’éditeur auto diffusé et auto distribué. Et là, c’est vraiment devenu plus compliqué !
Cela vient d’où cette envie d’éditer des livres ?
Mon père était agrégé de Lettres, ma mère libraire, j’ai l’impression de m’être dirigé de manière naturelle et, peut-être même machiavélique vers le secteur (rires).
Que faut-il juridiquement pour devenir éditeur : une société, un statut spécial… ?
« l’Écarlate » est une association loi de 1901 (rires) ! On peut créer une SARL si on a l’argent pour le faire. Ensuite il faut connaitre les 5-6 premiers titres que l’on veut éditer et si on a un accord avec une structure de diffusion, on peut se lancer.
Et si on n’a pas de distributeur ?
Eh bien on se débrouille soi-même ! On téléphone aux libraires, on fait le livreur, on se bouge quoi… On fait l’attaché de presse, on s’occupe de la communication ! Bon, souvent je suis bien aidé par les auteurs pour tout ce travail de fourmi !
Il y a beaucoup de librairies en France ?
2000 à 3000 dans toute la France. Mais le premier cercle, c’est 80, 100.
Tu as publié quelle sorte de textes avec « l’Écarlate » ?
C’est très divers : de la poésie, du théâtre, de l’Histoire (sur le combat des typographes pendant la Commune), de l’érotisme, des biographies (Leonardo Sciascia, Berthe Weill ou celles de Jean François Jacq sur Bijou et Olive de Lili Drop), des essais.
(Droit réservé)
Tu trouves comment tes auteurs, parce qu’il y a beaucoup plus de gens qui écrivent ?
Les hasards et les nécessités de la vie ! Les fameux manuscrits reçus par la Poste. Les rencontres. Il y a de plus en plus de gens édités, plus ou moins correctement. Il y a une surproduction permanente.
Mais si tu compares le marché du livre et le marché du disque, tu remarques que partout en France tu peux trouver des librairies alors que les disquaires disparaissent ?
Tout à fait, il y a un réseau de librairies indépendantes très dynamiques en France. C’est dû au prix des livres qui reste fixe (« la loi Lang » en 1981 Ndlr ), cela leur permet de tenir par rapport à la Fnac, Amazon, les « grands groupes ».
Mais ce qui a tué le disque, c’est aussi le téléchargement, ça existe aussi dans le livre ?
Pas seulement ! Ce qui a tué le disque à mon avis c’est le prix libre. Quant au téléchargement illégal, il existe aussi dans le livre, mais cela a beaucoup moins d’impact que sur le disque.
Pourquoi ?
Parce qu’un livre c’est une intimité. Le velouté du papier ! Le disque est plus « immatériel ».
Mais quand on édite, on n’a pas envie de devenir écrivain ?
Ça en a touché certains, moi non.
Quel est le premier livre que tu as édité ?
George Bataille, le « Dictionnaire critique » !
(Droit réservé)
Comment as-tu eu accès à ce texte ? Tu ne l’as pas rencontré !
Le premier livre, il fallait qu’il soit chargé symboliquement : Bataille avait été pendant dix ans le directeur de la bibliothèque municipale d’Orléans. Et Pour répondre précisément à ta question, le texte existait déjà, j’ai « simplement » acheté les droits à Gallimard pour en faire une petite édition.
Donc les rééditions fonctionnent aussi dans le livre ?
Les éditeurs rééditent à tour de bras ! Des rééditions de textes qui sont dans les œuvres complètes, des rééditions issues de catalogues d’éditeurs qui ont fait faillite, des rééditions d’auteurs « oubliés »… Bref, ensuite, j’ai publié un texte de Bernard Noël qui s’appelle « L’espace du désir ».
Tu t’y retrouves financièrement ?
Dans mon cas, comme je n’ai pas de frais de structure, je suis content quand j’ai remboursé mes frais d’impression.
Aujourd’hui tu as édité combien de livres ?
54 livres en 24 ans d’existence. Le dernier texte que j’ai publié c’est « l’Effervescence des sens » d’Élizabeth Herrgott. Herrgott, Seigneur Dieu !
Te sens-tu en décalage par rapport à des professions que l’on pourrait qualifier de plus « classiques » ?
Disons que j’aime profondément la chose imprimée, et que cette passion emporte beaucoup de choses, mais concrètement je travaille comme tout le monde !
Mais tu as eu des succès critiques ?
Oui. En général, certains de mes livres se vendent sans presse particulière, mais Pierre Mikailoff, dont c’était le premier texte publié, a eu beaucoup d’articles. Le Bijou aussi. Et Brigitte Fontaine…
Brigitte Fontaine ?
Oui, un vrai personnage qui est exactement pareil sur scène, dans la vie et en public. Pour moi, cela a été un gros succès, son livre « la limonade bleue ». Elle a eu beaucoup de presse et un gros retour de promotion.
(Droit réservé)
Tu l’as édité parce que c’était bien ou parce que c’était Brigitte Fontaine ?
Franchement parce que c’était elle ! Quand tu travailles avec Brigitte c’est… incroyable : elle met tellement de cœur et d’enthousiasme qu’à la fin tu as un petit Brigitte Fontaine entre les mains ! Elle déclenche beaucoup de réactions positives. Quand elle est venue signer à Orléans, c’était l’émeute !
Bon, tu as aussi édité Jean Zay (ministre de l’Éducation nationale sous le Front Populaire, assassiné par la Milice en 1944 NDLR)…
Ok, c’était mon grand-père : pour moi, c’est un symbole de la liberté d’esprit. Son histoire m’a marqué dans tous les sens du terme.
Tu as donc édité beaucoup de grands noms ?
C’est bien aussi d’éditer des gens inconnus ! Le but est d’alterner…
(Droit réservé)
C’est quoi un bon succès pour toi ?
Pour un petit éditeur comme moi, 500 c’est bien, 1 000 c’est très bien et 2 000 c’est énorme !
Mais par exemple sur ton dernier livre tu travailles avec combien de libraires ?
Je travaille avec une grosse trentaine de libraires. Je ferai le point à la rentrée, mais je tiens à dire que c’est très très difficile de « rentrer » dans les librairies. Comme je ne suis pas distribué, c’est la Herse. C’est absurde, d’ailleurs.
Mais tu as approché des distributeurs ?
Non, je suis trop petit pour eux. Il y a quinze ans les petits éditeurs comme moi pouvaient défendre leurs livres, aujourd’hui c’est impossible.
Pourquoi ?
Parce que tout passe par la concentration des quatre ou cinq gros distributeurs français. Et les libraires n’en peuvent plus des nouveautés. Ils n’ont plus de place.
Mais tu peux vendre en ligne ?
C’était un choix de ne pas le faire, jusqu’à présent. Je vais sans doute revoir ma copie…
Mais internet est un gros changement ?
Oui, pour la promotion à travers les blogs, les pages Face book, etc, ça te permet vraiment de toucher un public, de diffuser l’information ; ça remplace l’article que tu n’auras jamais ! Après (mais je ne parle que de mon cas particulier), l’acheteur potentiel va chez son libraire, pensant trouver l’ouvrage… qui n’y est pas, parce que le libraire ne veut pas entendre parler des éditeurs hors circuits habituels. Le concept d’« éditeur indépendant », poussé dans ses retranchements, tel que je le pratique, c’est-à-dire le gars qui va poster ses bouquins, c’est totalement terminé. Il faut s’adapter, ou trouver des nouveaux modes de commercialisation.
Mais tu as des projets ?
Oui, j’en ai un ! C’est de fêter mes 25 ans ! Je ne sais pas comment, mais j’ai envie !
Mais tu envisages comment l’avenir de l’édition ?
Disons que ceux qui vont arriver, les nouveaux éditeurs, devront trouver des réseaux de vente adéquats sinon cela sera vraiment compliqué pour eux ! Et tant qu’il y aura la loi Lang sur le prix unique, le livre papier a encore de beaux jours devant lui.
Tu penses quoi des sites qui te proposent de mettre ton texte en ligne pour le faire lire et d’essayer d’être édité ?
Pas grand-chose, ce sont les très gros éditeurs qui sont à l’affût de ce genre de choses. On voit les bandeaux « 1 millions de lecteurs sur internet » ! Le nombre de « like » n’a jamais été un gage de qualité… Même s’il y a l’effet curiosité.
Mais tu es content de faire ce métier ?
On peut toucher beaucoup de gens avec peu de moyens.
Pourtant il y a eu peu de gens qui vivent bien de leur plume ?
Plus qu’on ne croit, disons qu’il faut vendre beaucoup et constamment, surtout constamment !
(Droit réservé)
C’est quoi tes rêves ?
« Herrgott », c’est un rêve accompli, parce que quand j’étais libraire à Orléans je vendais ses livres en me disant que j’aurais bien aimé l’éditer. Eh bien, 25 ans plus tard, c’est elle qui m’a contacté. Pour moi, c’est une vraie réussite ! Je n’en demande pas tellement plus (rires).