Antoine Couder : interview pour les Fantômes de la renommée

lundi 25 septembre 2017, par Jean-François Jacq

« On ne peut penser et écrire (et lire ?) qu’en dansant : on pourrait proposer cette citation tronquée de Nietzsche en guise d’avertissement au lecteur du magnifique coup d’essai d’Antoine Couder intitulé Les fantômes de la renommée  ». C’est ainsi que Rodolphe Burger,, auteur de la préface nous envoie direct dans le décor. Et d’ajouter de « nous attendre à quelques secousses », ainsi qu’à des « enchaînements virtuoses ». Un coup de maître ? Rodolphe ne s’y est pas trompé. C’est bel et bien happé, sonné que vous émergerez de ce livre. Rien de tel qu’une interview de l’auteur pour s’en convaincre. Un pas de deux musico-littéraire. Un déhanché sous la boule à tango de couverture, objet à même de vous plonger dans un état second. Prêt pour la dernière danse 

 

Peux-tu nous présenter et expliquer succinctement le propos de ton livre ?

Mon livre a l’ambition d’embarquer le lecteur dans un univers où la musique serait une sorte de matrice et de principe d’explication du monde. Ainsi les changements technologiques qui induisent de nouveaux usages, les disques vinyles, les téléphones, la gratuité, des idoles à forte espérance de vie qui n’en finissent pas de peupler les écrans, des paroles de chansons qui n’ont l’air de rien et qui pourtant en disent beaucoup, que l’on croit comprendre ou que l’on comprend trop bien... Mais le livre est aussi une sorte de fiction que l’on peut résumer ainsi : un homme mûr raconte son histoire à travers celle de la musique telle qu’elle a éclairé et nourri sa vie, de la rupture avec son meilleur ami jusqu’à ce qu’à la naissance de son fils qui deviendra finalement musicien.

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Le basculement dans lequel nous avons été somme toute plongés, cette compression du temps, ce temps que nous prenions, que nous avions, auparavant, est d’autant plus flagrant en matière de musique où, comme tu le précises, les machines aidant, nous avons donc basculé du morceau à la chanson, de l’idée même de jouer d’un instrument à un son. Ce n’est donc plus le musicien, mais le DJ qui est devenu le maitre du jeu. À partir quel moment, précisément, à partir de quelle « chanson » - mot désormais en soi fantôme - as-tu ressenti cela, sans pouvoir l’exprimer clairement, comme une évidence ?

Je crois que tout ça apparaît au début des années 90, pour ce qui me concerne. La première fois, c’est peut-être le titre de Stereo MC’s, "Elevate My Mind" qui me surprend avec son sample de "White Line" du Grand Master Melle Mel (1984). Au départ, je reconnais plutôt un emprunt à Family Stones, "I Want to Take You Higher" "1973, mais pas du tout. En fait, je découvre l’original de Master Melle dans le titre de Stereo MC’s... On ne peut pas dire que le titre est commercial, mais le rappeur est blanc, ce qui à l’époque prête à suspicion.

https://www.youtube.com/watch?v=AVC25rhBGVQ

La révélation, si l’on peut se permettre l’expression, fait suite à l’écoute du titre « Dub Be Good To Me » (1990) de la formation de Norman Cook de l’époque (Beats International, qui deviendra plus tard Fat Boy Slim). Un tube anglais sous influence reggae qui contient un sample de Guns of Brixton de Clash (1979) qui finit de brouiller les pistes entre black music et punk rock.

https://www.youtube.com/watch?v=FpAUU75ajUQ

Le plus troublant n’est pas un sample à proprement parler, mais une reprise : celle que Massive Attack propose en 1991 dans son premier disque, « Be Thankful for What You Got » créée en 1974 par William de Vaugh (que je ne connaissais évidemment pas).

https://www.youtube.com/watch?v=KDTXljIqxRE

Le morceau n’est plus seulement revisité, mais transformé par le jeu des distorsions/compressions et ces virgules de scratching qui dépassent le geste de citation. C’est un peu comme si, en franchissant le dernier échelon de ce que la reprise permettait, on basculait dans un autre paradigme... C’est peut-être là où j’ai senti très concrètement l’irruption nouvelle des machines.

L’un des grands intérêts de ce livre tient dans sa dimension littéraire, qui se retrouve, tout autant que la musique, livrée à coups de " samples " de mots, d’extraits de livres, de citations, de digressions philosophiques, le tout ornementé d’une dimension autobiographique. Le résultat en soi est époustouflant, vraiment alléchant, as-tu pris le parti de travailler dès le départ de cette façon, en y intégrant tous ses ingrédients, ou les choses se sont-elles éclaircies au fur et à mesure de l’écriture ?

J’ai, en effet, essayé de transporter le lecteur comme pourrait le faire le courant d’une rivière. Il y a une dimension de voyage intérieur qui a toujours été présente. J’ai plutôt fonctionné par chapitre, intéressé par Belle and Sebastien puis par la position un peu historique du DJ. Le reste est venu un peu par à-coup… l’exposition « Grande orchestre des animaux » autour de l’œuvre de Bernie Krause m’a beaucoup inspiré. C’est un peu comme si je revenais à la source de la musicalité, ce qui m’a aidé à mieux comprendre l’effet que pouvait provoquer de la musique écoutée à la radio au début du XXe siècle. Dans chaque chapitre, j’ai cherché un moyen de mettre en relation étroite des anecdotes de nature différente (documentaire, esthétique, émotionnelle...), en général ça venait spontanément.

À l’évidence effectivement, on ressent quelque chose de l’ordre de l’effet d’un gouffre entre les premiers chapitres qui évoquent cette source de la musicalité, et ce qui va suivre. Finalement, tu es de quelle génération ? Une petite présentation de l’auteur semble de circonstance.

J’ai vraiment commencé à écouter de la musique à la fin de l’année 1976, le disque "Horses" de Patti Smith qui reste encore un sommet pour moi et le "Black and blues" des Stones dont finalement on ne gardera en mémoire que la très belle pochette. Je suis de la génération Smiths, Prefab Sprout XTC, Prince et Jesus and Mary Chains pour faire simple. Plutôt Joy Division que New Order. Complètement anglais (à la longue je suis devenu un grand fan de John Mayal et de Peter Green).

Je dois faire partie de ceux qui sont passés à peu près à côté de tout, du punk américain, du punk anglais, de la house music. Le hip-hop m’a un peu moins échappé, j’y ai sans doute vécu mon baptême de blues comme un Rolling Stone découvrant Muddy Waters. Je crois que le plus frappant c’est le mélange des genres, comme certains ont pu aimer secrètement les Bee Gees de la fièvre du samedi soir tout en adorant le premier disque des Pistols, j’écoutais Horses et Supertramp en même temps, les Who, Blondie, Higelin d’Irradié et de BBH75. Mais je crois que ce n’est pas nouveau. Comme tu l’as rappelé, Robert Fripp et Joe Strummer étaient de grands fans d’Abba (ndrl, in Ian Dury : Sex & Drugs & Rock & Roll ) !

Rodolphe Burger signe donc la préface de ton livre. Comment t’es venu ce choix ?

J’ai tout de suite pensé à lui pour cette préface c’est sûr, je ne voyais personne d’autre... Je ne savais pas trop ce qu’il en dirait et je ne m’attendais pas du tout à un tel texte. À la relecture, je réalise qu’il souligne des trucs que je n’avais pas forcément dits aussi clairement et c’est une chance qu’il l’ait fait. Finalement, j’ai découvert un mode d’expression que je ne lui connaissais pas et que je n’aurais sans doute pas eu la chance de déchiffrer autrement.

Pour moi, il y a une vraie résonance, des échos fondateurs de Meteor Show - son album de 1998, année charnière quant à la fin du rock - qui suinte allègrement entre les pages. J’oserai même avancer que Kat Onoma, pour moi, a été un groupe magistralement dans la part d’ombre musicale, ce sens langoureux et étiré du rythme, on est hors du temps, à la fois un pied dans le passé et dans le présent. Kat Onoma, d’ailleurs, te concernant, avec tout ce temps qui s’est écrasé, fait-il partie de ces fantômes de la renommée ?

Je pense que oui, d’autant qu’il y a cette espèce de blackout de la presse française sur Kat Onoma (pas un mot dans le Hors-Série des 100 meilleurs disques français des Inrocks, un disque de Rodolphe à la 97e place, je crois)... Il y a peut-être surtout une mise à distance qui relève de la géographie, de l’ancrage alsacien, un au-delà du territoire national avec ces effets inattendus de frontière, d’étrangeté des patois parfois insaisissables d’une vallée à l’autre... C’est mon avis de novice, mais sans doute cette situation d’enclavement fait enfouissement... Il y a un vrai côté bayou, identité en trompe-l’œil, profondeur que l’on ne capte pas aisément si l’on n’est pas déjà soi-même un peu étranger.

Vrai également que Burger apparaît en solo à un moment où le rock n’est plus le référent dominant de la culture pop-rock et en ce sens, on peut imaginer une métaphore dans laquelle il raserait un peu les murs de l’Entertainment. D’ailleurs, le fait qu’il ait produit le dernier disque d’Higelin ma fait penser qu’il pourrait se trouver dans l’Assemblée décrite dans le fameux « Champagne » qui annonce une sorte de Nouveau Monde dès 1979 « Que les damnés obscènes cyniques et corrompus / Fassent griefs de leur peine à ceux qu’ils ont élus /,Car devant tant de problèmes / Et de malentendus / Les dieux et les diables en sont venus à douter d’eux-mêmes » , Burger est sans doute dans les parages dans une grosse bagnole du style Mad max (1979 également !).

Alors, en effet, ce qui s’entend aussi dans cette musique, cette réserve « burgerienne » est aussi celle d’une errance, d’une présence fantomatique, Kat Onoma d’ailleurs appartenant peut-être davantage à une famille du Rhin au sens large (avec Can, Krafwerk, mais aussi Rachid Taha et donc Higelin), un territoire sous le territoire administratif qui, de ce fait, n’apparaît sur aucune carte.

Il y aussi quelque chose qui plane en permanence, ni effrayant ni apaisant... une présence mystérieuse avec laquelle on apprend à vivre... C’est vraiment mon point d’entrée sur l’album « Good » tu vois. J’ai l’impression de partager un peu ça avec Rodolphe, mais ce n’est que mon ressenti.

De poser également les deux questions qui précèdent à Rodolphe Burger.

1. Pour quelle raison avoir rédigé cette préface du livre d’Antoine Couder ?

Rodolphe – C’est bien évidemment le texte d’Antoine et ses résonances profondes qui m’ont quasiment enjoint de la tenter . Sachant que l’exercice m’est difficile... j’ai quand même opté pour autre chose que la parole ou l’écriture en ce qui me concerne.

2. Kat Onoma fait-il donc partie de ces fantômes de la renommée ?

Rodolphe - La réponse à votre question est la préface elle-même.

Et enfin, mon cher Antoine, en conclusion de te poser la question subsidiaire. Dans ta bibliothèque personnelle, un livre, un seul, à conseiller aux lecteurs ?

Je conseille le livre d’Howard Fast, « La dernière frontière » écrit en 1941. Une bande de 300 Indiens Cheyenne parqués dans une réserve en Oklahoma décident de rejoindre leur terre de Black Hill, en 1878. Fast y va du détail documentaire à l’analyse politique toujours subtil, entre l’armée et le gouvernement fédéral, les cow-boys... C’est le trou noir de l’Amérique, un vertige quasiment cinématographie écrit par le scénariste de Kubrick pour Spartacus. Ça vaut bien les « Californians girls » de Simon Liberati (à propos du meurtre de Sharon Tate par la bande de Manson en août 1969).

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Antoine Couder sera en dédicace au Château d’Asnières, le 22 octobre, de 14h à 19h, aux côtés de Jeff Jacq (auteur de cette interview et présent pour son dernier livre « Ian Dury : Sex & Drugs & Rock & Roll ») ainsi que Pierre Mikaïloff (préfacier de la bio de Ian Dury).

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