Gildas Lescop : Une histoire des Skinheads - 4e partie

mercredi 22 décembre 2021, par Franco Onweb

Cet article est la suite de : Gildas Lescop : Une histoire des Skinheads - 3e partie

Voici la quatrième, et dernière, partie du passionnant entretien que Gildas Lescop, professeur en sociologie m’a accordé autour des sub-cultures et des skinheads en particulier. Une dernière partie où il sera question de la France, du parcours de Gildas, des filles skinheads, de l’évolution de ce mouvement, notamment par une récupération commerciale et de l’avenir des Sub-Cultures. Un immense merci à Gildas d’avoir pris le temps de nous raconter ces histoires et d’avoir ouvert ses archives pour illustrer cet entretien passionnant.

On a longuement parlé des skinheads en Angleterre, mais qu’en est-il de la France ?

Je vais faire court. Les premiers skins apparaîtront en France en 1978. Issus des banlieues parisiennes et d’origines diverses, ils viendront se fixer dans le quartier des Halles [1]. Les bandes suivantes essaimeront dans différents quartiers : Jardin du Luxembourg, Saint-Michel, Bonsergent, Tolbiac, Pasteur… Plus ou moins en concurrence les unes avec les autres, ces premières bandes de skins sont indifférentes à la politique et resteront assez punk dans leur manière d’être. À partir de 1982, le mouvement skin s’étend à travers le territoire dans les grandes villes. En 1984, sur le modèle anglais, la plupart des skinheads s’orientent vers l’extrême-droite radicale [2], jusqu’au néonazisme, et des groupes musicaux adoptent l’étiquette RAC. Entrent alors en scène des skinheads n’ayant pas forcément été punks auparavant et davantage motivés par le racisme et la violence que par la culture skin originelle. La médiatisation des skins s’accroît en 1986 avec pour figure de proue Serge Ayoub, alias Batskin, qui tentera de structurer politiquement cette mouvance. Comme en Angleterre, les tentatives de diverses organisations politiques visant à recruter et à discipliner les skins déboucheront sur un échec. Du fait de la médiatisation du phénomène skin en France et de la publicité donnée à leurs « exploits », vont apparaître, en réaction, les premières bandes de chasseurs de skins : Ducky Boys, Red Warriors… chassée dans la rue, traquée par la police ou volonté de passer à autre chose de la part de ses membres, la mouvance skin d’ultra-droite perd progressivement de son importance et de son attractivité, laissant le champ libre à d’autres tendances qui peuvent alors réinvestir ce mouvement et s’en réapproprier les codes. Depuis les années 2000, l’étiquette antiraciste du SHARP s’est largement imposée dans les rangs des skinheads français.

Article de la presse Française
Collection personnelle Gildas Lescop
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Mais toi qu’est ce qui t’a attiré dans ce mouvement ?

Ainsi que je le raconte dans un de mes textes [3], mon intérêt pour la « skinerie » date peut-être de ce jour où, sortant du collège, mon regard s’est posé sur deux skins croisés au hasard d’une rue. Leur dégaine, leur allure m’ont vraiment marqué. Profondément et durablement si l’on considère que de cette rencontre fortuite découlera, des années plus tard, une thèse sur les skins ! Albert Camus avait raison d’écrire : « Une œuvre d’homme (ma thèse me concernant) n’est rien d’autre que ce long cheminement pour retrouver par les détours de l’art (ou de l’écriture) les deux ou trois images simples et grandes sur lesquelles le cœur, une première fois, s’est ouvert. »

Pour répondre à ta question et pour revenir à cette rencontre, Shane Meadows déclarera lors d’une interview : « Les skins m’ont attiré parce qu’ils ressemblaient à des soldats…Ils portaient leurs fringues comme des armures et inspiraient le respect ». C’est ce que j’ai ressenti lorsque j’ai croisé ces deux skins. Et je peux encore m’associer aux mots de Shane Meadows, lorsque, devenu lui-même skinhead, il dira s’être montré « très fier » de sa nouvelle apparence « à la fois classe et rue », de « créer une image très forte » et ainsi « se sentir être quelqu’un [4] ».

« Se sentir être quelqu’un » : tout est là ! Se sentir quelqu’un en étant différent des autres, puisque, pour reparler en sociologue, l’affiliation à une minorité non conventionnelle permet au membre d’une subculture d’être un individu loin de la masse conformiste. Mais revendiquer ainsi sa différence, par le biais d’une subculture, passe aussi par l’adoption d’un certain type de musique et de fringues. C’est alors rejeter un conformisme de masse pour verser, volontairement, dans une autre forme de conformisme plus restreint encore, en se soumettant à des codes. Si pour les membres des sous-cultures, le monde extérieur est uniforme, eux-mêmes forment un tout uniforme pour les personnes de l’extérieur.

Se sentir quelqu’un donc, mais aussi se sentir exister. C’est à dire transformer une bonne partie de son existence en une sorte d’aventure, c’est évoluer dans un univers parallèle éloigné d’un quotidien souvent terne en comparaison, c’est vivre des situations improbables, rencontrer des personnalités étonnantes, se marrer et se faire des frayeurs… pour tout dire, entrer dans le mouvement skinhead fut pour moi un accélérateur d’expériences en tout genre et une bonne manière de soigner ma timidité !

Tract des années 90
Collection personnelle Gildas Lescop
Droits réservés

Tu te définis toujours comme un skin ?

Certainement ! Par mon vécu personnel, par mon attachement toujours présent à l’esthétique skin, par la musique que j’écoute toujours même si mes goûts se sont élargies depuis mes jeunes années, par les gens, les concerts, les milieux que je fréquente… disons que cela fait partie de mon histoire, de mon quotidien et donc de mon identité. Paul Weller disait : « je serai toujours un mod. Quand vous m’enterrerez, vous enterrerez un mod ». Je serais tenté de dire la même chose, mais en tant que skin !

Ceci dit, je me définit moi-même comme skin, d’autres pourraient penser, de leur point de vue, que je ne suis pas un vrai skin. Au mieux un skin de salon. Donc, finalement, c’est quoi être un skin ? Quels sont les critères d’évaluations ? Le look ? L’attitude ? L’état d’esprit ? Qui valide cette identité ? Durant mon travail de thèse, j’ai posé à diverses personnes évoluant dans cette mouvance cette même question : « pour toi, c’est quoi être skin ? ». J’ai eu en retour des réponses différentes parce qu’il y a des différences de motivations, d’âges, de générations, de contextes, de parcours, de vécus… l’histoire du mouvement skinhead n’est finalement qu’une somme d’histoires individuelles obéissant à des logiques personnelles assez diverses mais partageant des références communes.

Tu as parlé aussi de la place des filles dans le mouvement skinhead dans ta thèse ?

Oui, disons que j’ai essayé de prendre en compte, de restituer un point de vue féminin qui est souvent absent lorsque l’on parle des skins.

Alors que j’étais dans ma thèse, mon attention a été attirée par un article écrit par Angela McRobbie et Jenny Garber, intitulé girls & subcultures et datant 1975 [5]. Dans ce texte, les deux auteures constataient le peu de choses écrites sur le rôle des filles dans les groupements culturels de la jeunesse où elles apparaissent reléguées au second plan : alors que les garçons se montreraient actifs dans les subcultures, formant des bandes et des groupes de musique, les filles resteraient au contraire passives et à la périphérie, en tant que groupies, petites amies, fans domestiques, dans leurs chambres et entre copines. Pour expliquer cette invisibilisation de la présence féminine dans les subcultures, les auteures avancent plusieurs explication : la domination, alors, de la sociologie par les hommes déterminant leur regard et focalisant leur attention sur les comportements et les activités des jeunes gens étudiés. Une « culture de la rue » amenant les jeunes filles à se dérober elles-mêmes à l’attention du chercheur puisque, du point de vue de leur réputation, il était plus mal vu pour celles-ci que pour les garçons de « traîner dans la rue » sous peine d’apparaître comme des « filles faciles » ou des « filles perdues ». Enfin, la mise en lumière des subcultures par les médias sous leurs aspects les plus violents, éclairage excluant les jeunes filles moins présentes en ce domaine.

Ce texte, mes observations sur le terrain en tant que skinhead et sociologue m’inciteront donc à donner la parole, via une série d’entretiens, à plusieurs skingirls afin qu’elles puissent s’exprimer sur le sens de leur engagement et leur vécu au sein d’un mouvement majoritairement masculin, souvent considéré comme machiste et violent. Il faut garder à l’esprit que ces entretiens ont été réalisés il y a déjà une bonne dizaine d’années et qu’ils reflètent un contexte qui a évolué depuis. Le milieu skinhead était en ce temps là encore un peu « rugueux » ! C’est donc un travail qu’il faudrait nécessairement affiner et actualiser.

Skingirls
Crédit : Alexandra Czmil

Le premier constat, c’est que les filles, à cette époque, sont peu nombreuses dans ce mouvement et peu visibles de l’extérieur puisque, comme le remarque l’une d’elle, « dans l’esprit des gens, les skinheads ne sont que des hommes ! ». Elles doivent donc composer avec l’homosociabilité d’un milieu véhiculant, au travers de chansons et de skinzines, des représentations fétichistes de la skingirl, fantasmées en tant qu’objets sexuels, la byrd aux gros seins, ou en tant que guerrières, la skinhead girl warrior. Ce qui peut provoquer, pour certaines, une tension entre l’acquisition de dispositions dites « masculines » pour se faire accepter et respecter, et la volonté de ne pas abolir leur féminité, en devenant une one of the boys, un mec comme les autres. Sans qu’elle soit toujours admise sous ses formes les plus gratuites, les skingirls expriment néanmoins une forme de tolérance pour la violence comme faisant partie intégrante de ce milieu : il faut l’accepter car, dans ce mouvement, « ça fait partie du jeu ». Si les skingirls que j’ai interrogé affirment ne pas avoir à souffrir globalement du comportement de leurs partenaires masculins à leur égard, elles pointent toutefois quelques attitudes machistes, tels les comportements protecteurs se voulant bienveillants mais perçus comme les « rabaissant ». Elles désirent donc être considérées à l’égal des skinheads hommes et acceptent mal, à ce titre, que leur sexualité puisse être « contrôlée » par certains les traitant de « salopes » ou de « putes à skins » dès lors qu’elles agissent comme eux-mêmes. Ces skingirls qui défendent leur liberté sexuelle peuvent parfois retourner ces mêmes accusations contre des nouvelles arrivantes qui ne « cherchent qu’à enchaîner les skinheads » et qui « foutent la merde partout ». Les difficultés viennent aussi du fait que les unions se font et se défont au sein du même microcosme, avec moins de filles que de garçons, exacerbant des sentiments de concurrence, de jalousie et d’envie.

Il faudrait ainsi parler du désir, du rêve de beaucoup de skinheads d’être avec une skingirl : ce serait pour eux la concrétisation d’une aspiration profonde, celle d’une union fondée sur le partage d’une passion commune, passion qui pourrait alors pleinement s’exprimer à deux, et non pas restreinte, négociée, soumise à critiques et reléguée à l’extérieur par une quelconque conjointe étrangère à ce milieu et peu désireuse, malgré les sollicitations, de s’y rallier. C’est pourquoi, pour un skinhead, s’afficher avec une skingirl peut lui conférer un statut rare et envié. Ce à quoi répond le souhait de la skingirl de ne pas exister seulement dans l’ombre de son mec, simplement « comme la copine de… » : elle aspire à être reconnue pour elle-même, surtout si son partenaire est une figure éminente de cette scène. Ce qui peut amener à parler des possibilités offertes aux skingirls de s’affirmer dans cette scène d’une manière autonome, indépendamment de leur partenaire, en dehors des groupes de oi ! qui restaient alors souvent des bastions masculins, par l’intermédiaire du fanzinat par exemple.

Il y a encore plein de domaines qui ont été abordés au travers de nombreuses questions mais il est difficile de tout résumer sans paraître caricatural… Ce qui ressort de ces entretiens passés, c’est que les skingirls proclament les mêmes valeurs que les skinheads (fierté, respect, dignité… ), apprécient l’image forte, radicale et même violente que véhicule ce mouvement et trouvent à l’intérieur de celui-ci une manière de s’affirmer et de se singulariser en dehors des standards de la mode. Elles se perçoivent comme des filles fières et fortes qui trouvent dans le milieu skin, loin des conventions établies et des archétypes féminins, l’opportunité « d’exprimer leur féminité d’une manière différente [6] ».

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Tu parlais du mouvement skinhead à ton époque. Le mouvement skinhead a donc bien changé ?

Le mouvement skinhead français a changé puisque, un mouvement étant à l’image de ses membres, sa composition a changé. Les premiers skins, ceux des Halles, se disaient voyous et se comportaient comme des marginaux : aux logiques de défense de territoires et d’affrontements entre bandes s’ajoutaient les violences gratuites sur fond d’alcoolisme et de toxicomanie. Plus rien de tel aujourd’hui : la nouvelle génération de skins est plutôt issue des classes moyennes et intégrée à la société. Durant les années 80, le mouvement skinhead s’est massivement radicalisé : il s’est depuis largement recentré et apparaît plus apolitique.

Cette évolution a été rendue possible dès lors que le mouvement skinhead n’est plus apparu comme majoritairement composé de marginaux et de nazis et dominé une violence omniprésente. Avec la levée de ces obstacles, il est devenu plus attractif et plus accessible. Il est désormais ouvert à toute personne qui chercherait à se distinguer et qui serait attirée par l’esthétique et la musique d’une sous-culture qui, au sein de l’actuel « supermarché des styles », conserve encore un parfum d’authenticité ainsi qu’une image forte. Une image forte issue du passé, mais sans les risques du passé !

Certains anciens regretteront peut-être les épiques époques du passé et se désoleront de voir « leur » mouvement se peupler de « fashion skinheads », d’« internet warriors » et autres « fake pin-up » version skingirls. Ceux-ci devront néanmoins admettre que, s’ils ont appartenu à ce mouvement, ce mouvement ne leur appartient pas. Il est ce que ses membres en font.

Tu vois comment l’avenir de ce mouvement ?

Se pourrait-il, qu’après avoir été si longtemps diabolisé, le mouvement skinhead entre à son tour dans une phase de normalisation, notamment sous l’impulsion du marché de la mode ? C’est la question que je me pose actuellement.

Déjà, les marques prisées par les skinheads telles que Dr Martens, Fred Perry, Ben Sherman… ont intégré ceux-ci à leur campagne de communication visant, pour revendiquer leur « street credibility », à se présenter comme « partenaires historiques » des sous-cultures britanniques, via la publication de livres, la production de documents vidéos dans lesquels figurent les skins, ainsi que par la tenue de stands lors de concerts ou d’événements les concernant. Dr Martens, par exemple, médiatise très officiellement sa présence à la « Great Skinhead Reunion » qui a lieu annuellement à Brighton sous le slogan « we stand for unity & equality ». Slogan qui associe les skinheads à un mot d’ordre positif car, pour Dr Martens et consorts, il ne s’agit d’éviter d’être négativement rattaché à ce mouvement. C’est donc sous ses seules formes culturelles, d’une manière neutre, que ce mouvement est présenté ou sponsorisé.

Ces marques participent donc à une marchandisation, à une banalisation du style skinhead, à une neutralisation de son potentiel subversif. Mais en le présentant sous un aspect apolitique, pour ne pas entacher leur image, elles contribuent aussi à une re-légitimation de ce mouvement. Qui plus est, en s’associant à des campagnes antiracistes, telle Lonsdale qui était très appréciée des naziskins, ces marques poussent ces clients indésirables à se « désabiller » de tout signifiant skinhead, les empêchant de ce fait de s’identifier et d’être identifiés en tant que tel. Exclus du marché de la mode skinhead, les naziskins se voient alors exclus de cette subculture : c’est précisément ce que tous les skinheads antifascistes et antiracistes cherchaient à obtenir comme résultat ! Ce serait pour eux le point positif de cette stratégie commerciale. Le point négatif étant la domestication de cette subculture par le marché et sa possible « hipsterisation ».

On pourrait résumer cela ainsi : si auparavant les skins donnaient une image négative de ces marques, ces marques concourent aujourd’hui à donner une image positive des skins.

Tout ce qui représentait quelque chose de culturel et de social est donc maintenant totalement dans le marché ?

Tout vient du marché et tout revient au marché. Tout vient d’abord du marché parce que les membres des subcultures ne créent pas eux-mêmes les éléments, fringues, chaussures…, composant leur style vestimentaire. Ils s’approprient des objets du marché qui vont être réarrangés par un acte de bricolage de telle façon que leurs significations originales et leurs usages vont être transformés en quelque chose de différent et de non-conventionnel. Ainsi de l’épingle à nourrice : elle n’avait pas pour vocation première de se retrouver dans l’oreille d’un punk. Le polo Fred Perry était destiné aux joueurs de tennis et non pas aux skinheads, il devait avoir pour complément une raquette plutôt qu’une batte de baseball !

Tout revient au marché car tous ces styles singuliers vont progressivement se banaliser et être finalement ré-incorporés par celui-ci qui va les neutraliser, c’est-à-dire leur ôter tout leur potentiel subversif, pour pouvoir les intégrer au marché juvénile comme styles supplémentaires dans le « supermarché de styles » pour vendre de la pseudo-rebellion.

Les styles subculturels commencent donc par poser des défis symboliques mais ils finissent inévitablement par établir de nouvelles conventions, créer de nouvelles marchandises, créer de nouvelles industries ou rajeunir les anciennes. Dès lors, les cultures alternatives participent, malgré elles, à la dynamique du système capitaliste.

Vestiaire
Crédit : Alexandra Czmil

Et quel rôle a pu jouer internet ?

Internet a changé le rapport aux objets culturels liés aux sous-cultures : Il a permis notamment une plus grande facilité d’acquisition des vêtements et de la musique.

Avant l’avènement d’Internet, il n’était pas toujours évident de trouver les fringues et les disques désirés. En France, pour composer son look, il fallait s’aventurer dans les rares boutiques dédiées à la culture skin et hooligan. Sinon c’était direction l’Angleterre : mon premier polo Fred Perry par exemple a été acheté à Londres, j’en étais très fier ! Cette marque, comme les autres marques rattachées au style skin, n’était pas très courante à l’époque en France, lorsque que l’on voyait quelqu’un porter un « Perry », ce n’était vraisemblablement pas par hasard. C’était alors un vrai signe d’identification et de reconnaissance.

Faute de pouvoir avoir accès à plein de disques, on s’échangeait alors beaucoup de cassettes d’enregistrements… À présent on peut remplir un disque dur avec tous les sons que l’on désire, y compris les raretés dont on entendait seulement parler auparavant. Internet permet donc d’acquérir rapidement une grande culture musicale et de se procurer tout aussi facilement la parfaite panoplie vestimentaire. Finis les looks approximatifs, le recours aux surplus militaires, les t-shirts fait maison !

Internet, c’est aussi une plus grande facilité d’accès à l’information. Avant c’étaient les anciens qui jouaient le rôle de passeurs de mémoire : tout un apprentissage sur ce qu’il fallait connaître en musique, sur ce qu’il fallait porter et comment le porter, sur les manières de se comporter, sur l’histoire du mouvement en général… tout passait par eux et aussi par quelques fanzines qui permettaient d’avoir des nouvelles de la scène : les sorties de disques, les nouveaux groupes, les concerts… à présent, on peut s’informer, s’initier, et même exister, seulement au travers d’Internet et les réseaux sociaux.

C’est un peu triste ?

C’est différent. Personnellement je ne regrette pas aujourd’hui de pouvoir accès, grâce à Internet, à des disques, des fringues, des livres, des informations que je n’aurais jamais pu avoir avant. Même s’il me reste de doux souvenirs de ces voyages en Angleterre, de ces sortes de pèlerinages, d’où je ramenais tant de précieuses choses !

Qu’en est-il alors aujourd’hui des sous-cultures ?

Peut-on encore parler aujourd’hui des sous-cultures, et surtout des formes d’engagements dans celles-ci, comme cela se faisait à l’époque des premiers travaux des cultural studies ? Certains chercheurs s’inscrivant dans un mouvement post-subculturel en doutent et se détournent de la notion de « sous-culture » pour lui préférer celles de « style de vie » ou de « mode de vie » pour décrire ces nouvelles formes d’affiliation et d’identification plus individualistes qui, d’une part, ne reflètent plus directement l’expérience de la classe sociale mais qui relèvent plus du choix personnel et qui, d’autre part, s’inscrivent, comme on a pu le voir, dans de nouveaux comportements de consommation.

En quoi ces nouvelles formes d’affiliation et d’identification sont plus individualistes ?

Je fais référence ici à un texte de David Muggleton [7] qui met au jour l’idée de subculture comme culture à la fois individualiste et commune. Ce qui ressort de son enquête de terrain auprès de membres de sous-cultures, c’est que celles-ci font toujours office, via une mémoire reçue et négociée, de ressource pour tous ceux qui veulent revendiquer leur appartenance à un univers culturel particulier, à travers la musique et les vêtements, et affirmer ainsi une identité distinctive. Si, comme auparavant, s’intégrer à une sous-culture permet de s’opposer à une masse jugée conformiste, l’affirmation de cette différence oblige, pour se faire reconnaître, à se conformer à de nouveaux codes. Conscient de ce paradoxe et par refus de l’étiquetage, à une époque où les logiques de distinction sont remises en cause via une culture des mélanges, l’identité de groupe au sein des sous-cultures est à présent à la fois affirmée et mitigée : il s’agit de se fondre dans un groupe tout en s’en distinguant. En résumé, on veut bien être un certain type de mod, de punk ou de skin, mais pas un mod, un punk ou un skin stéréotypé. C’est en cela que les subcultures peuvent être perçues, paradoxalement, comme une expression et une célébration collective de l’individualisme.

Ainsi, dans ces nouvelles formes d’affiliation et d’identification aux sous-cultures, les notions d’identité sont construites plutôt que données, fluides plutôt que fixes : on peut passer d’une subculture à une autre, endosser successivement ou mixer simultanément différentes panoplies, y superposer d’autres formes d’engagements : féminisme, véganisme… Pour finir et pour citer Andy Bennett, les sous-cultures apparaissent donc bien là comme « des expressions fluides et mutables de sociabilité qui se manifestent lorsque les individus s’associent temporairement pour exprimer leur soutien et/ou pour participer à une cause commune, mais dont les vies quotidiennes se déroulent de fait simultanément sur toute une gamme de terrains culturels des plus divers. [8] »


[3Gildas Lescop, « Le double je », Underground ! Chroniques de recherche en terres punk, sous la direction de Luc Robene et Solveig Serre, Riveneuve, 2019, pp. 63-101.

[5Pour une traduction française : Angela McRobbie et Jenny Garber (1975), « Filles et subculture », in Hervé Glevarec, Eric Macé, Eric Maigret, Cultural Studies, Anthologie, Armand Colin, 2008, pp. 81-92.

[6Les passages entre guillemets sont des propos provenant de ces entretiens.

[7David Muggleton (2002), « Individualité distinctive et affiliation subculturelle », in Hervé Glevarec, Eric Macé, Eric Maigret, Cultural Studies, Anthologie, Armand Colin, 2008, pp. 232-250.

[8Andy Bennett, « Pour une réévaluation du concept de contre-culture », Volume ! Contre-Cultures, théories et scènes, vol. 9, n° 1, 2012, p.29.